Quelques jours après la sortie du nouvel album “Eclats”, nous avons eu la chance de nous entretenir avec le batteur Pierre “Clevdh” Pethe, pour une discussion hautement philosophique.
Bonjour ! Comment allez-vous ?
Pierre “Clevdh” Pethe (batterie) : Ca va. vous pouvez me tutoyer, vous savez !
Très bien ! Donc du coup, ça fait sept ans que ton groupe, Orakle, a disparu de la circulation. Qu’est-ce qu’il s’est passé pendant ces années, et du coup comment a bourgeonné, éclaté, l’idée de votre nouvel album à partir de là ?
P : Il s’est passé beaucoup de choses pendant ces sept ans. C’est-à-dire qu’en fait, on va dire que pour plusieurs raisons il y a eu un laps de temps si long. Tout d’abord parce que suite à notre précédent album “Tourments & Perdition”, il y avait un besoin de trouver de nouvelles directions, de chopper de nouvelles expériences. Et pour ça on avait besoin de temps. On ne voulait pas reprendre le même album que celui qui avait été fait précédemment donc il fallait qu’on ait le temps nous-mêmes d’expérimenter de nouvelles choses. Et donc ça, ça demande un peu de temps. Ça demande de pouvoir se consacrer à d’autres univers, s’ouvrir à d’autres choses. La seconde chose c’était également le fait qu’on l’ait enregistré par nous-mêmes. C’est Fred qui a produit l’album quasiment de A à Z. Donc pour le coup, comme on travaillait chez nous, on n’avait pas spécialement de contraintes de temps en termes de studio. Donc forcément, on tombe très vite dans un écueil qui est celui de ne jamais t’arrêter, toujours peaufiner, revenir sur ce que tu fais. C’est un écueil d’un côté en terme de temps, mais c’est vrai que c’est aussi un gage de qualité, parce que ça te permet d’être sûr de ce que tu vas sortir. Donc ça, c’est un peu à double tranchant, mais on est quand même tombé dans l’écueil du fait que c’était quand même un peu trop long, et à la fin on en avait un petit peu raz le cul quand même. Et puis la dernière chose, je pense que c’est quand même aussi parce qu’on aime, on est assez lent dans la recomposition, on aime expérimenter, on ne savait pas trop dans quelle direction repartir au départ et donc on a un peu tâtonné, et en tâtonnant on a trouvé des choses qui pouvaient nous diriger, nous intéresser, nous motiver, et donc c’est comme ça qu’on est arrivés finalement à prendre du temps et à ce que les choses se fassent petit à petit, et après arriver finalement en 2015 pour que l’album puisse voir le jour.
Comme tu dis, vous avez besoin de renouveler, et ça fait quand même plus de dix ans que vous êtes dans le milieu, est-ce qu’il n’y a pas un moment où vous avez du mal à vous renouveler au point de dire que vous avez atteint une certaine limite ? Et qu’est-ce qui justement justifie les changements, quant à votre identité notamment ?
P : Alors le changement, il n’est pas justifié en soi. C’est-à-dire que je pense que c’est nous en fait, je pense qu’on n’a pas envie de refaire ce qui a déjà été fait, même par nous. Je pense que c’est une soif d’expériences nouvelles. Et pour le coup, quand on n’a rien à dire, on se tait. Je pense que justement avec cet album là, on se rend compte, si on prend l’album précédent, “Tourments & perdition” en 2008, on se rend compte qu’il y a vraiment, en termes d’influences, une vraie ouverture. On sent des influences un peu de toutes parts qui nous ont traversés nous en tant qu’auditeur, et tout ça se retrouve dans notre musique. Je crois que ça s’est greffé inconsciemment. Et donc ça a créé quelque chose qui reste du Orakle, avec des bases que l’on retrouve dans les albums qui ont précédé, mais ceci dit, avec vraiment un domaine assez vaste en terme de rythmique, de mélodie, d’expérimentations. Je pense que là on a vraiment poussé assez loin le changement dans cette période de sept ans, que les gens qui connaissaient l’album précédent ont vraiment senti qu’il y avait une véritable volonté de refaire ce qui n’avait pas déjà été fait. Après, ce sont des choix. Nous on pense que c’est mieux d’expérimenter. Moi je préfère les groupes qui prennent le temps et qui prennent des risques en sortant quelque chose qui n’est pas connu, qui peut vraiment désorienter les auditeurs. Je pense que c’est plus intéressant ce genre de démarches, je la respecte beaucoup plus en tant qu’auditeur pour les groupes que j’écoute, et pour nous je pense que c’est une discipline que l’on doit s’appliquer, en tous cas qu’on s’applique sans en souffrir en tous cas.
Tu as parlé d’influences, quelles sont les influences majoritaires pour cet album ?
P : Paradoxalement, on a écouté assez peu de metal en fait. On s’est reposé sur nos vieux acquis de metalleux, les vieux albums que l’on connaissait avant ont tourné, ça il n’y a pas de doute, mais dans les nouveautés de ce que j’ai écouté ces dernières années, il y a très peu de metal.. J’ai beaucoup écouté de rock, du classique, mais ça c’était déjà avant aussi. Mais on va dire que les influences ça peut aller de Pink Floyd à Détroit, en passant par du 7 Weeks, Queens Of The Stone Age. Finalement c’est très ouvert. Même des choses basées sur les paroles. Certains paroliers, même Saez. Pour le coup, Saez est quelqu’un qui a des morceaux qui me touchent vraiment, et donc ce sont des choses qui ont beaucoup tourné et je pense qu’on ne s’est refusé aucun carcan. Même en terme de rythmique, de musiciens, il y a beaucoup de rythmes qui sont plutôt…enfin je parle en tant que batteur, mais qui sont des rythmes même issus de la musique latine qui ont été utilisés, mine de rien. Des instruments comme des shakeurs qui ont été utilisés. On a un pote saxophoniste qui est venu faire un peu de saxo sur certains morceaux, et qui lui est un jazzman. Tout ça, on a essayé de mixer un peu les influences et finalement ça rend quelque chose d’intéressant, qui nous reflète quand même.
Tu as parlé de Saez et de chanteurs à texte. Les paroles ont quand même une grande importance dans votre groupe. Et notamment autour de sujets tel que la nature, la mythologie d’une certaine façon.
P : Mythologie pas trop. Enfin un petit peu, mais je dirais plutôt le côté païen, la glorification, enfin non, c’est peut-être un peu fort. Mais le respect de tout, des forces de la nature, effectivement, il y a quelque chose qui existe, dans “Le Sens De La Terre”, il y a quelque chose qui retrace cette idée contemplative par rapport à ce qui nous entoure, c’est aussi… Excusez-moi, j’ai perdu le fil de la question. (rires)
C’est normal, nous n’avons pas fini de la poser ! Pourquoi ces sujets, donc, vous tiennent particulièrement à cœur, et pourquoi ces sujets plutôt que d’autres ?
P : Ah oui, donc dans cet album, comme je vous disais, c’est un peu païen, mais du coup dans le morceau “Le Sens De La Terre”, c’est un peu le sujet de la perception qui est développé, c’est-à-dire s’ouvrir au monde, il y a cette idée d’ouverture au monde qui contraste avec le constat de départ qui est l’idée de tragique, d’être coupé justement de cette unité, de cette totalité, et l’ouverture au monde est cette solution, qui apaise le tragique, de cette rupture avec la totalité. Cette rupture qui créé en nous l’angoisse, la tristesse, et l’inquiétude. C’est vraiment les thèmes qui jalonnent l’album, et la vie de l’Homme. Je pourrais dire que pour reprendre simplement la signification du mot “éclat”, le titre de l’album, il y a vraiment deux phases différentes dans la signification du mot “éclat”, il y a à la fois le mot “éclat” comme fragment, fragment d’une chose qui est déliée de sa totalité, d’où le sentiment d’angoisse, cette volonté de revenir au tout, à l’un, et il y a aussi la signification beaucoup plus solaire du mot “éclat”, donc quelque chose qui luit, qui illumine, et là on voit plus un apaisement, quelque chose de plus léger qui est développé dans les textes, à travers la contemplation par exemple, dans “Le Sens De La Terre”, ou à travers des chansons comme “Bouffon Existentiel” ou “Aux Eclats” qui sont basés sur le rire. La solution au tragique, c’est le rire. C’est cette espèce d’élan, face au tragique, mieux vaut rire pour apaiser le poids de l’existence plutôt que de garder tout ça en soi. Ce sont des thèmes qui traversent le côté solarien, lumineux du mot éclat. Tu peux aussi résoudre cela, le tragique, par la compassion, c’est ce qui est développé dans “Humaniste vulgaire”. Finalement, face à la souffrance universelle, à laquelle nous sommes tous soumis, la compassion est quelque chose qui peut apaiser ces souffrances. C’est-à-dire qu’à partir du moment où tu t’ouvres au monde, que ce que tu es est animé par du vouloir vivre, et que ce vouloir vivre là qui nous pousse à agir mais aussi à souffrir, tu sens qu’il y a aussi une certaine communauté d’âme à travers cette volonté et donc ça peut être apaisé par de la compassion, une ouverture de là.
Vous parlez beaucoup de tragique, et de thèmes similaires, et c’est vrai que ça se retrouve beaucoup dans la musique française, notamment le metal français.
P : Ouais carrément.
Est-ce que cela tient d’un certain héritage culturel et notamment philosophique ? Dans vos paroles, on entend beaucoup de Sartre, de Nietzsche, etc.
P : Du Sartre peut-être, du Nietzsche c’est sûr, à n’en pas douter. Il y a du Schopenhauer aussi dans les influences qui nous ont guidé. Les influences de Fred sont aussi des Nietzschéens aussi, c’est Georges Bataille, Maurice Blanchot aussi. Mais effectivement, je pense qu’il y a un héritage qui était déjà présent dans nos albums précédents, mais qu’ici on remanie un petit peu. Par exemple, l’héritage nietzschéen dans “Le Sens De La Terre”, il est remanié dans le sens où dans ce texte là on s’attache à ce que Nietzsche appelle la superficialité par profondeur. C’est-à-dire comment s’attacher, résoudre le tragique de l’existence par la contemplation des belles apparences, c’est-à-dire comment on se sauve de ce tragique qui constitue la vérité originelle de l’existence par l’attachement à la non-vérité des apparences par ce voile apollinien que les belles apparences nous font vivre. Ça c’est une signification de la philosophie nietzschéenne qui m’a été éclaircie par un philosophe qui s’appelle Pierre Ado qui est un spécialiste de la philosophie antique et qui pour le coup a beaucoup travaillé sur l’idée de nature dans le voile d’Isis, il a axé un de ses chapitres sur l’idée justement de la pudeur naturelle qu’il fallait apprécier plutôt que d’essayer de gratter pour essayer de voir ce qu’il y a derrière, et qu’il fallait apprécier pour ce qu’elle est, pour ce qu’elle a de séductrice dans le mensonge apparent qu’elle nous fournit. Mais après tout ça transite dans nos travaux. C’est vrai que l’héritage philosophique Nietzschéen, Schopenhauerien, Bataillien beaucoup aussi dans les textes de Fred sur la finitude, le non-savoir est très présent. Et toujours cette idée où il y a un moment où le discours ne peut plus dire. L’impossibilité du discours. “Apophase” par exemple, un morceau que Fred a écrit, expérimente cette phase où l’absolu ne peut s’expérimenter par le discours et la pensée. Finalement, c’est par autre chose que s’expérimente la réalité dans ces moments là. Autre chose que la raison finalement. La raison doit s’éteindre pour laisser place à du muet, mais quelque chose d’autre.
Est-ce que ça a quelque chose à voir avec la longueur de vos chansons ? Les douze minutes de humanisme vulgaire par exemple ? Ce temps qui finalement s’étend, par rapport à cette idée de finitude ?
P : Je pense qu’en fait, je ne sais pas si cela a vraiment à voir. En tous cas, si c’est le cas, ce n’est pas vraiment conscient. C’est pas quelque chose fait consciemment. Je pense que ça vient du fait qu’on ne se laisse pas de limite. Nos morceaux naviguent on va dire, ça passe de moments plus calmes à moins calmes, il y a des histoires qui se passent dans le morceau, ce qui explique leur longueur. Dans un sens, tant qu’il a encore des choses à dire, on ne se cantonne pas à un format, en se disant que ce sera trop long. Non. Si l’on sent que ça le fait, on se dit que ça doit continuer, alors on continue, on ne se pose pas de limite. C’est quelque chose dont on n’a presque pas la maîtrise, puisqu’on se met aucune barrière, on se laisse porter par le flot, au risque de peut-être parois faire de très longs morceaux.
Pour en revenir un peu à la question d’avant, vous parlez beaucoup de philosophie, et cela risque de mener à ne s’adresser qu’à un certain public, y compris dans vos titres de chansons, vous employez des mots appartenant à un langage assez soutenu souvent. Est-ce que vous souhaitez vraiment du coup cibler un certain type de personnes, ou est-ce que vous entendez quelque part “cultiver”, “éduquer” ?
P : Alors pour le coup, que des gens passent à côté de nos textes, je n’en doute absolument pas. Mais je pense que la musique peut s’apprécier si tu ne captes pas tous les textes. Ce qu’on aime à dire avec Fred, c’est que les textes ont aux aussi leur part d’interprétation personnelle par les gens qui écoutent. On n’a pas la vérité de nos textes. Nous on les a écrits, on sait à peu près ce que ça veut dire. Mais chacun après aussi a son interprétation des textes. Après, la combinaison de mots peut très bien parler à quelqu’un, mais te dire qu’il y a plus de vérité dans mon interprétation, ma lecture du texte, ou dans ce que tu ressens dans certains mots même si tu ne ressens pas la même chose que ce que je te dis à propos de l’interprétation des textes… A la limite, la vérité est très fragile, pour moi il ne s’agit pas non plus de clore le monde de nos textes. Après, je pense que même en terme de complexité, on s’interdit par contre de vouloir être simples parce qu’il faut être simple. Je veux dire, si les choses à exprimer sont complexes, autant que les gens fassent l’effort. Et à la limite ils arrivent à saisir des trucs plus complexes par cet effort, et saisir ces idées là, je préfère ça plutôt que de balancer un truc qui serait peut-être plus simple à comprendre, mais n’aurait pas d’intérêt à être exprimer. Je pense qu’on n’a jamais intérêt à simplifier trop les choses que l’on exprime. L’expression doit être fidèle à l’énoncé, et c’est ça qui prime. Et je pense que ç a peut être quelque chose d’utile, que certains qui le tentent peuvent s’accrocher à vouloir mieux comprendre les textes et peut-être faire un effort personnel qui pourra peut-être leur être profitable. Je ne sais pas, je n’ai pas la prétention de vouloir éduquer les gens, faut pas abuser. Mais par contre, on n’a pas la prétention de vouloir simplifier notre mode d’expression pour se mettre à la hauteur de certaines personnes qui n’auraient pas cette volonté d’approfondir plus. Mais je pense que notre musique, ceci dit, peut se comprendre même si tu ne comprends pas tous les têtes, tu peux l’apprécier d’une autre manière.
Et est-ce qu’en discutant avec des fans, il vous est déjà arrivé vous-mêmes, de voir dans vos musiques plus que ce que vous y aviez mis, grâce à leurs interprétations ?
P : Il y a parfois des gens qui, même dans des critiques de l’album qui pour le coup sont parfois plus fécondes que nous-mêmes, en tous cas sur l’avis qu’ils apportent de nous, de notre musique. Parler de ta musique, ce n’est pas toujours facile. Tu peux en parler, mais je pense que les critiques émises par des gens sont parfois des choses qui t’éclairent sur toi-même, sur ce que tu as pu créer. Je pense que le processus de création, mine de rien, parfois il t’échappe, comme je te disais pour la longueur des morceaux tout à l’heure. Et au bout d’un moment, il y a presque quelque chose de « ça joue, ça créé », et toi tu es presque le sujet, à un moment donné, je ne sais pas pourquoi, mais tu n’as plus l’impression d’être derrière les choses en fait. C’est assez troublant comme impression, mais quand les choses viennent, que ce soit en écriture ou autre, on a presque l’impression d’être en écriture automatique, quand on a maturé longtemps une idée et tout d’un coup ça vient, on a l’impression que ce n’est plus soi qui écrit. Et en musique c’est pareil, quand une sonorité arrive, un riff arrive, il y a quelque chose qui se met en route, qui se met en place par magie à un moment donné. Du coup, ce n’est pas le fait d’un sujet qui s’exécute mais de quelque chose qui se passe.
Pensez-vous qu’il y a une sorte de dépassement de la corporéité par l’art ? Et par là, on y retrouve une idée de l’art contemporain, à savoir que le corps est synonyme de dégradation, corruption et qu’il faut y échapper, et l’art en cela serait-il cathartique ?
P : La corruption du temps qui passe ? Dont on parlait par rapport à la finitude ? Je pense que sans être trop dans le monde des idées, et d’accéder à quelque chose qui ne serait plus corporel du tout, dans la contemplation artistique, quand tu vis, quand tu créés quelque chose, il y a effectivement un dépassement, une désindividualisation en tous cas. On se désindividualise dans ces moments là, où l’on apprécie une chose, un objet artistique, il y a un moment de béatitude parfois. Un moment de ta vie, une musique où le temps se suspend. Parce que finalement la corruption est liée au passage du temps. Donc liée à notre perception du passé et du futur. Elle te rappelle en permanence que tu n’es jamais dans l’instant présent, mais la plupart du temps dans un mental qui se projette, se reprojette dans le passé, ou dans le futur. Ces instants-là, de création artistique, qui sont parfois des moments sur scène, par exemple ce que nous on peut vivre sur scène ou même de contemplation artistique quand moi j’écoute de la musique ou j’apprécie une œuvre ou un paysage dans la nature, ces moments sublimes finalement. Ce sont des moments où pour le coup, on a l’impression que le temps n’a plus d’impact sur toi, tu es dans le moment présent. Tu as l’impression de te sauver de ce qui te corrompt. Je le vois plus comme ça, comme cette idée de tout d’un coup, je suis en connexion avec tout, le temps n’a plus cet impact, c’est ce que Schopenhauer appelle dans la contemplation artistique, la suspension du vouloir vivre. Ce moment-là où le vouloir vivre qui te fait tant souffrir s’apaise dans la contemplation artistique. Je pense que dans l’art il y a cette idée d’apaisement. L’apaisement que l’on trouve dans la jouissance Dionysiaque, qu’elle soit sexuelle chez Nietzsche par exemple. Je ne sais pas si lui le connote directement dans la jouissance sexuelle, mais en tous cas le Dionysos chez Nietzsche est en accord avec cette idée de désindividualisation ou par l’excitation de ta volonté à un moment donné, tu te trouves dans un état où la volonté te dépasse directement, et finalement la mort n’est plus le soucis car tu es à ce moment là, et tu es entièrement toi dans ce moment-là. C’est deux choses qui sont liées pour moi : la suspension du vouloir vivre pour Schopenhauer, et l’état Dionysiaque chez Nietzsche, alors même que Nietzsche l’a beaucoup critiqué chez Schopenhauer. C’est paradoxal mais assez proche : il y en a un qui suspend la volonté, l’autre qui l’excite à tel point qu’elle devient elle-même désindividualisée. Les deux se rejoignent dans l’état final. Donc effectivement, la corporéité se perd, la corruption se perd dans le flot du monde.
Et est-ce que cela a un rapport avec la jaquette de votre album ? Parce qu’elle montre un visage qui éclate, et en même temps c’est figé puisque c’est une sculpture.
P : Justement, cette sculpture est surtout tournée vers le haut, tu vois surtout cette élévation dans l’idée de la sculpture. Ce qui est certain, c’est que dans les sculptures de Robert de Lagadec, qu’on a utilisées pour la jaquette de l’album et le visuel de la cover, ce sont des sculptures qui nous ont beaucoup parlé en terme de ce qu’elles pouvaient signifier. Ce sont des sculptures assez torturées, avec des corps souvent qui souffrent mais qui malgré tout ont quelque chose qui s’élève, une légèreté. Il y a un mouvement d’élévation, comme tu dis. C’est quelque chose qui se trouve un peu aussi dans nos textes, mais c’est une coïncidence parce qu’on a eu accès à ces sculptures, et on a décidé de les utiliser à la fin de l’album seulement. Tout était déjà fait, donc pour le coup, on a trouvé une vraie correspondance entre ce que nous évoquaient ces sculptures et ce que l’on voulait exprimer dans ces textes. Je pense qu’effectivement, il y a de ça dans l’utilisation que nous avons fait des sculptures de Robert de Lagadec. Cette idée que le tragique, à la fois que quelque chose de tragique, et d’apaisé. (silence puis rire) Désolé, je me perds dans mes pensées, je parle trop, je me demande même si je réponds vraiment à vos questions. (rires)
On va revenir sur quelque chose de plus terre à terre alors. Pourquoi ce “s” entre parenthèses pour le titre “incomplétude(s)” ?
P : Alors là vous me posez une bonne question. Je vais être honnête, ce n’est pas un texte de moi, c’est Fred qui l’a écrit, et pour le coup il ne m’a pas donné la solution, et je ne m’étais même pas interrogé moi même… Mais c’est une bonne question !
On va mettre ça entre parenthèses alors. Et avec toutes ces originalités, en quoi pensez-vous vous démarquer des autres groupes ? Quelle est votre particularité, selon vous ?
P : Je te dirais que le but n’est pas de se démarquer en soi, ce n’est pas un but avéré, ce n’est pas ce qui nous guide, mais ce qui est sur c’est qu’on ne se pose aucun carcan, on ne va pas non plus se dire “on va rester dans tel style, oh non cette idée dérive trop de notre style de base, ça risque de trop choquer”. Ne se posant aucun carcan, je pense que finalement on s’autorise une musique plus personnelle qui peut déboucher sur des choses plus inattendues. Je te dis, ce n’est pas la volonté de base. Je pense que ce serait limite plus négatif de dire “je veux absolument faire quelque chose qui ne ressemble à rien, et qui pour le coup ne ressemblerait à rien pour atteindre la plus grande originalité possible, sous prétexte que serait un but en soi”. Je crois que si ta recherche est sincère, elle peut t’amener à quelque chose d’un peu avant-gardiste, un peu novateur, et dans ce cas c’est une bonne chose.
Donc spontanéité et authenticité ?
P : C’est ce qu’on essaie de faire en tous cas. Je pense qu’au bout de tant de temps de composition, au bout de sept ans, on a eu des périodes un peu difficiles, on ne pouvait pas. Je veux dire, on a tourné en amateurs, on a fait ça à côté de nos vies personnelles. On est amateurs au sens fort du terme, on aime ce qu’on fait et on le fait par plaisir pur, sur notre temps libre, je vais dire, si en plus tu te mets des contraintes comme ça et ne laisse pas aller ta spontanéité, dans ces cas-là, c’est vraiment pesant. Déjà que c’est assez contraignant, c’est quand même exigeant, ça demande beaucoup d’exigences sur ta vie personnelle, donc si en plus tu te poses d’autres contraintes, je pense que la spontanéité prime avant tout, et le plaisir à être ensemble est le premier des facteurs.
Puisque vous faites ça en tant qu’amateurs, et que vous avez vos boulots respectifs, n’est-il pas trop difficile de se fixer des dates pour des tournées ou répétitions ?
P : Pour faire des concerts, c’est parfois difficile, même si pour l’instant on n’est pas inondé de concerts, et ces dernières années on n’en a pas eu énormément, donc ça a été, mais c’est vrai que pour organiser des concerts réguliers, ce n’est pas évident de conjuguer les emplois du temps de chacun, c’est parfois difficile. Ceci dit, de souvenir en 2008, après la sortie de “Tourments & perdition”, on a eu pas mal de concerts pendant une bonne année, mais je n’ai pas souvenir qu’on ait eu à refuser un concert pour des raisons professionnelles. Là maintenant Fred s’est mis totalement dans son studio, donc avec son studio il va être plus libre, parce qu’il est autonome, donc moi, Antoine, et l’autre guitariste, on a des emplois du temps qui parfois nous laissent un peu de temps, donc ça peut être complexe, notamment si on a beaucoup de dates.
Et si vous pouviez choisir un groupe avec lequel vous aimeriez tourner, lequel serait-ce ?
P : Il n’y en a pas spécialement… Ou beaucoup, plutôt. Dans les groupes de metal qui tournent actuellement, je dirais Opeth, c’est un groupe qu’on apprécie bien niveau esthétique, musical, c’est un groupe dont la démarche nous séduit beaucoup. Après il y en a d’autres avec qui on aimerait, mais pas spécifiquement, il n’y a pas un groupe phare dont on se dit qu’on aimerait absolument faire la première partie. On prend ce qui vient.
Et les projets futurs ?
P : Expérimenter l’album sur scène, de le faire vivre sur scène, voilà. On a passé un bon bout de temps au studio ces dernières années, enfermés après “Tourments & perdition”, à composer, enregistrer, écrire, on a besoin d’air et de dépenses, mais aussi et surtout de sueur sur scène. On a besoin d’occuper un peu la scène et faire découvrir cet album sur scène au public. C’est aussi un beau challenge.
Le live est donc plus important que le studio, du coup ?
P : Ce n’est pas plus important, je pense que ce sont deux phases. Le moment le plus agréable quand tu finis de composer un morceau, c’est l’essor, là où on peut contempler ce que tu as fait, et comment. Ça a un côté un peu divin : le septième jour on se repose et on regarde ce qu’on a fait, on se dit que c’est bien. (rires) Après la dépense physique, le côté un peu…pour y revenir, Dionysiaque, je me sens personnellement plus à l’aise sur scène, il y a une sorte d’extase physique. Une adrénaline scénique, un côté vivant de la scène qui est un peu “ça passe ou ça casse” à la limite. Toutes les soirées ne sont pas les meilleures, il y a des concerts qui sont meilleurs que d’autres, parfois où tu as l’impression que la musique joue pour toi, et parfois où tu as l’impression que c’est la première fois de ta vie que tu joues de la batterie ou de ton instrument (rires), tu te dis que ce n’est pas possible. Il y a des vibrations différentes, des salles mieux que d’autres, le public, tout ça est difficile à définir, mais c’est vrai que c’est tellement appréciable en un sens que quand ça se passe bien, tu as envie d’y retourner tout le temps, c’est presque une drogue. Donc ouais, là on aspire beaucoup à se vider un peu la tête et à vivre sur scène.
Avez-vous un meilleur souvenir de concert ?
P : Alors oui, le grand souvenir pour nous c’était le Hellfest 2009 quand on avait ouvert la scène un peu comme une apothéose pour nous parce que c’était en plus le dernier concert avant de s’arrêter. On avait fait un an de concerts avant, donc on était rodés, arrivé là bas ça passait très bien. Et plus récemment, je dirais qu’il y a un récent concert qu’on a fait, en 2014, il y a un peu plus d’un an dans une toute petite salle, mais je dirais que c’était pour nous un peu une reprise de ce qu’on a fait ces dernières années. Il n’y avait pas forcément beaucoup de monde, mais beaucoup d’ambiance, et parfois paradoxalement, c’est pas dans les salles les plus blindées que l’on prend plus son pied. Il y a des soirs là, comme ça, magiques, où tu es heureux d’être sur scène et tu te dis que si c’est le dernier, alors c’était un magnifique dernier, et on finit sur une note positive. C’était une très bonne expérience. Il y a des moments comme ça où il y a des vibrations entre les musiciens, entre nous, avec le public, c’est assez ineffable, on ne peut pas les décrire autrement qu’en les vivant.
Dernière question du coup : notre média s’appelle “RockUrLife”, donc qu’est-ce rock votre life ?
P : Je dirais que des journées comme celle-ci, la sortie de l’album, rencontrer un peu les gens, c’est quand même vachement appréciable d’avoir l’avis des gens sur l’album et d’en parler. Sinon je dirais qu’en ce moment, c’est le printemps, la poussée du printemps après cet hiver difficile, où on s’est tout choppé, où les temps étaient difficile, je pense que la poussée vitale du printemps est ce qui rock ma life actuellement.
Site web : orakle.fr