Leslie Mandoki, artiste visionnaire d’origine hongroise, s’est imposé comme un pilier de la scène musicale internationale. Ancien réfugié politique ayant fui le régime communiste, il a su transformer son histoire personnelle en une carrière remarquable, où se mêlent musique, humanisme et engagement social. Leader du collectif Mandoki Soulmates, il réunit depuis des décennies des artistes de renom pour créer des œuvres qui transcendent les genres et les frontières.
Avec A Memory Of Our Future, Leslie Mandoki livre une réflexion audacieuse et poétique sur les défis de notre époque. Cet album fusionne des éléments de rock progressif, de jazz et de musique classique, tout en portant un message profondément engagé. À travers des compositions riches et des paroles incisives, il explore des thèmes tels que la crise climatique, les divisions sociétales et l’espoir d’un avenir commun.
Vous aimez beaucoup voyager ? Travailler avec différents artistes, mélanger des styles de musique variés, et intégrer des influences de diverses cultures et origines ethniques ? Est-ce que cette approche vient de votre propre parcours personnel, étant donné que vous avez beaucoup voyagé depuis votre jeunesse ?
Leslie Mandoki : Je pense, en quelque sorte, avoir perdu mes racines à un moment donné. J’ai grandi en tant que combattant anti-communiste, et à cette époque, je n’avais pas le droit de voyager. Je n’avais pas de passeport, et cette liberté m’était complètement refusée. C’est probablement pour cela que voyager est devenu si essentiel pour moi aujourd’hui. Cette possibilité d’aller où je veux et de me connecter avec des cultures à travers leur musique est primordiale. Chaque lieu a son essence, et j’aime découvrir ces sonorités uniques, échanger des idées, et construire des ponts entre les différentes traditions musicales.
Tu parles de connexion, de liens avec les gens et l’importance que ça a pour toi. Mais sur l’album tu dis que tout ça est mis en danger par l’avènement des réseaux sociaux. Quelle est ta relation aux réseaux sociaux ?
Leslie : J’ai écrit une chanson sur cet album qui parle de l’impact des réseaux sociaux, notamment de cette attention éphémère qu’ils cultivent. C’est toxique, et cette superficialité crée des divisions dans la société. En tant que musiciens, nous avons une responsabilité. Je dis souvent que nous n’avons pas de voix propre. Notre voix existe seulement à travers notre audience, les gens qui aiment notre musique. C’est eux qui donnent un sens à notre créativité. Quand on me félicite pour mon travail de chanteur, je réponds que je ne fais que capter quelque chose qui est déjà là. Ce sont les expériences de vie qui écrivent les chansons, elles nous traversent.
C’est une grande responsabilité, et c’est pour cela que cet album existe. Nous avons récemment fait une tournée pour l’anniversaire de Mandoki Soulmates. Tony Carey était avec nous, et il m’a dit quelque chose de très touchant : “J’aime la manière dont tu écris encore avec la conviction et l’énergie de quelqu’un de vingt-cinq ans.” C’était un immense compliment, parce qu’il avait raison. On a tous écrit nos meilleures chansons comme si nous avions encore cette fougue, cette passion juvénile, pleine d’énergie et de messages puissants.
C’est un très beau compliment.
Leslie : Oui, et il avait raison. Ce compliment m’a marqué. Cela m’a rappelé le moment où je suis retourné dans mon ancien studio. On avait laissé nos équipements analogiques dans ce bâtiment fermé depuis plus de vingt ans. Je me suis demandé si tout fonctionnait encore. Alors, j’ai appelé mon ancien ingénieur, et nous avons passé deux jours à tout remettre en état. À ma grande surprise, tout marchait parfaitement.
En utilisant ces machines, c’est comme écrire une lettre d’amour à la main. Tu ne peux pas effacer ou corriger, tout est authentique, brut. C’est ce qui rend l’expérience analogique si spéciale. Travailler ainsi était comme revivre un moment magique. Nous étions tous ensemble dans le studio, lisant et créant des chapitres de musique, comme si nous écrivions avec un pinceau et un couteau. C’était un processus organique, honnête, et cela a redonné vie à notre manière de composer.
C’est une véritable collection de souvenirs et d’expériences.
Leslie : Oui, c’est exactement ça. Nous avons recommencé à écrire et à enregistrer ensemble. Ces dix dernières années, j’ai programmé et imprimé les chapitres, mais cette fois, c’était différent. On écoutait vraiment, on prenait le temps. Je jouais du piano, de la guitare, des percussions, et on laissait tout se déployer naturellement. Ce n’était pas seulement jouer, c’était un vrai dialogue musical.
Aviez-vous déjà le nom de l’album en tête lorsque vous l’avez commencé ?
Leslie : Non, le titre est venu naturellement, en jouant et en explorant. Le nom Soul Bass m’a été suggéré il y a vingt-cinq ans par Ali Mowler, et je pense que c’est un souvenir important. En parlant de souvenirs, je me demande souvent comment on perçoit les choses dans un contexte comme Paris, surtout avec un parcours aussi unique que le tien, venant d’un endroit si naturel. Pour moi, c’est fascinant, car j’ai toujours été quelqu’un d’urbain. Être musicien, c’est souvent être immergé dans une vie citadine. Pourtant, cela fait trente ans que je vis près d’un lac, dans une région urbaine proche de Munich. Cette dualité entre nature et urbanité me parle beaucoup.
Je crois que nous vivons une période de crises multiples. Beaucoup de choses que nous pensions solides se sont effondrées. Quand le mur de Berlin est tombé en 1989, il y avait cette promesse d’un avenir meilleur, mais cet espoir a vite été balayé par de nouveaux conflits. Aujourd’hui, on est face à une division profonde en Europe et ailleurs. Dans ce contexte, je pense que l’art, et particulièrement la musique, peut être une lumière dans ce tunnel sombre. Nous avons voulu créer un album qui porte cette idée : offrir de l’espoir et rassembler les gens malgré les épreuves. La musique reste l’un des moyens les plus puissants pour unir les âmes et ouvrir des discussions.
En écoutant des morceaux comme “The Devil’s Encyclopedia”, on ressent une grande intensité émotionnelle. Les paroles évoquent une certaine gravité, un appel à ceux qui partagent votre vision.
Leslie : Oui, la musique peut refléter cette urgence et cette responsabilité. Dans notre monde actuel, les réseaux sociaux ont introduit une polarisation extrême. On se retrouve dans des bulles, des chambres d’écho, où les divergences d’opinion ne sont plus discutées mais rejetées. Cela empêche les échanges constructifs. Je viens d’une époque où l’on pouvait débattre librement, même avec des opinions radicalement opposées. On discutait autour d’un verre de vin, on apprenait les uns des autres sans se considérer comme ennemis. Mais aujourd’hui, ces discussions ont disparu, remplacées par des réactions instantanées et polarisées sur les réseaux sociaux.
La musique peut jouer un rôle crucial pour ramener cette capacité à dialoguer, à comprendre des perspectives différentes. Nous avons des sujets brûlants comme les crises environnementales, la guerre en Ukraine, ou la question des migrations. Ces discussions sont vitales, et la musique peut créer un espace où ces échanges deviennent possibles. En tant que migrant moi-même, je vois l’importance de l’intégration culturelle, mais aussi des investissements dans l’éducation pour mieux préparer les générations futures. Nous devons apprendre à rassembler les générations, car les jeunes ont besoin des anciens, et vice versa. Ensemble, nous pouvons réparer le monde.
Cet album, et son concept de “mémoire de notre avenir“, est une tentative artistique de regarder à la fois en arrière, pour apprendre de nos erreurs, et en avant, pour construire un monde meilleur. La musique, plus que tout, reste un outil essentiel pour cette transformation.
Dans cet album intitulé A Memory Of Our Future, vous avez également une chanson qui s’appelle “A Memory Of My Future”. Est-ce quelque chose que vous vouliez particulièrement mettre en lumière ? Est-ce une réflexion plus introspective, quelque chose de plus personnel ?
Leslie : Oui, c’est tout à fait cela. Et c’est amusant, car les femmes sont souvent capables de percevoir ce genre de nuances. Elles savent lire entre les lignes, voir l’imperceptible. C’est quelque chose de typique.
Avec cette chanson, je voulais explorer à la fois une perspective personnelle et sociale. L’idée est de montrer que les deux sont intimement liées. L’album, dans son ensemble, est assez classique et politique, mais il comporte trois chansons plus spéciales, dont deux particulièrement intimes : “The Wanderer” et “I Am Because You are”.
“The Wanderer”, dont le clip est sorti hier, est une chanson très particulière pour moi, car elle est autobiographique à deux niveaux : en tant que fils, et en tant que père. Elle raconte cette douleur de voir ses enfants partir, de leur donner des outils, des bases solides, tout en sachant qu’un jour, ils s’envoleront. C’est une expérience profondément émouvante, que j’ai vécue et que mon père a également traversée.
“I am Because You Are” aborde un autre aspect de la vie. Elle parle de ces moments où l’on prend des décisions importantes, où l’on choisit un chemin plutôt qu’un autre. Avec le temps, on se demande si ces choix étaient les bons. C’est une réflexion sur le doute, sur les questions qu’on préfère parfois ne pas affronter, mais qui finissent par ressurgir.
Dans l’album, “A Memory Of Our Future” et “A Memory Of My Future” capturent cet équilibre entre introspection personnelle et appartenance collective. Je voulais exprimer, d’une manière poétique, à quel point je me sens à la fois partie intégrante d’un tout, et à quel point ce tout fait partie de moi.
En tant que citoyen du monde, as-tu une mémoire particulière ou une expérience marquante qui t’a inspiré lors de l’écriture de cet album ? Avec tout ce que tu as vécu, les rencontres et les aventures, y a-t-il un moment précis qui t’est resté en tête pendant la composition ?
Leslie : C’est une question à la fois complexe et délicate. Ce n’est pas tant une expérience spécifique qu’un ensemble de petits moments qui, mis bout à bout, forment un tout. Chaque instant, chaque pas, a son importance et laisse une empreinte émotionnelle.
Il y a bien sûr des expériences marquantes. Par exemple, une chanson comme “Devil’s Encyclopedia” est née après un séjour à Londres. J’étais près d’un hôtel où se trouvaient des réfugiés ukrainiens, des enfants, et des soldats blessés ou disparus à cause de la guerre. Cela m’a profondément touché. Cette situation m’a rappelé l’espoir que la guerre ne peut pas être une réponse. On ne peut pas résoudre des conflits en tuant d’autres êtres humains.
Je pense souvent que si les femmes avaient plus de pouvoir dans ces décisions, cela changerait les choses. Je n’ai jamais rencontré de mère, de sœur ou de fille qui souhaiterait envoyer un proche en guerre. C’est une réflexion récurrente qui inspire mon travail.
Il y a aussi une influence liée aux rencontres, comme la tienne, et à la culture de ton île près de la Nouvelle-Zélande. C’est très différent de la vie dans une mégapole comme Paris, où il y a cette pression constante de se montrer, de prouver quelque chose, d’être “validé“. Là-bas, on retourne à l’essentiel : on a besoin de nourriture, d’humanité, mais pas de posts sur les réseaux sociaux.
C’est cette simplicité, cette connexion à l’essence même de la vie, qui inspire mes chansons. Cela me pousse à réfléchir aux véritables priorités de l’humanité. À Paris, tout semble basé sur l’apparence, mais au fond, personne ne se soucie réellement de ce que tu portes ou de ce que tu faisais la semaine dernière. C’est une question de balance entre la forme et le fond.
Beaucoup de gens ressentent le besoin de s’exprimer, mais il faudrait aussi apprendre à écouter les autres. Aujourd’hui, personne n’écoute vraiment. Tout le monde veut parler, mais il est rare que quelqu’un prenne le temps d’écouter. C’est un défi majeur.
Leslie : C’est effectivement l’un des plus grands problèmes de notre époque. Avec l’avènement des réseaux sociaux, tout le monde est constamment en train de partager, de poster, de parler. Cela remonte à plusieurs années déjà. Je me souviens d’un forum sur l’économie mondiale où j’étais invité aux côtés de Paulo Coelho, le grand écrivain. À l’époque, on discutait déjà de l’impact potentiel des réseaux sociaux. Beaucoup pensaient que cela rapprocherait les gens, mais en réalité, ça a créé un éloignement.
Cette tendance à tout partager a profondément transformé nos interactions. Je vois cela même dans mon quotidien. Par exemple, dans mon studio, mon bureau est au troisième étage. Après une session tardive, je rentre souvent quand tout le monde est parti. Un jour, ma secrétaire avait laissé des photos de ses vacances. Je n’ai pas ressenti le besoin de les regarder à ce moment-là, et cela m’a frappé : cette abondance de contenu, ce besoin constant de montrer des fragments de vie, peut parfois être aliénant.
C’est exactement ce dont tu parlais : tout le monde entend, mais personne n’écoute vraiment. Nous sommes devenus des passants dans nos propres vies, perdus dans le bruit.
En tant qu’artistes, vous avez cette capacité à ramener les gens à l’essentiel, à ce qui compte vraiment.
Le désir de composer et de promouvoir la musique reste fort. Quels sont tes projets pour l’avenir ?
Leslie : L’inspiration est partout, et mon esprit continue de tourner sans cesse. Je vais te donner un exemple : il y a vingt ans, j’ai écrit une chanson intitulée “Last Day Of Summer”. À l’époque, je travaillais dans un studio à New York, et un dimanche matin de septembre, je suis parti pour les Hamptons. C’était une journée fraîche, le soleil basculait doucement vers l’horizon. Je me souviens de ce moment comme d’une scène figée dans le temps : une jeune femme, peut-être étudiante, qui semblait hors de place, et un vieil homme, que j’imaginais être un poète, écrivant dans son carnet. L’atmosphère était empreinte de mélancolie, une sorte de tristesse douce et apaisante.
Quand le soleil s’est couché, j’ai eu cette réflexion : “C’est peut-être le dernier jour d’été pour eux, pour nous tous.” Cette idée m’a marqué. J’ai laissé mon esprit ouvert, mes yeux et mes oreilles également, et ce moment m’a offert une source d’inspiration incroyable. Aujourd’hui, je puise dans ce souvenir pour écrire, non seulement de la musique, mais aussi un livre. Mon objectif est simple : essayer, par l’art et les mots, de contribuer à réparer le monde, d’offrir une perspective pour un avenir meilleur.
Notre interview touche à sa fin. Dernière question traditionnelle : qu’est-ce qui rock votre life ?
Leslie : Je pense que c’est mon père qui est mort trop tôt. Il s’est battu contre la cancer. Si tu écoutes le morceau “Matchbox Racing” dans l’album tu auras la réponse à ta question.
Site web : mandoki-soulmates.com