TEMOIGNAGE – Après les terribles évènements du vendredi 13 novembre, nous pensons bien sûr à toutes les personnes affectées par les attaques. Nous pensons aux victimes et à leurs proches. Notre journaliste était sur place, et a eu la chance d’en sortir indemne. Nous avons décidé de publier son témoignage. Attention, article difficile.
Je m’appelle Kelly. J’ai 21 ans, et je suis journaliste, entre autres à RockUrLife. J’étais accréditée pour couvrir le concert de Eagles Of Death Metal au Bataclan et vous en faire le live report. Je suis restée enfermée dans la salle durant toute la durée de l’attentat, jusqu’à l’assaut final.
J’ai longtemps hésité à écrire ce papier. J’ai déjà témoigné ailleurs, et j’avais peur de ne pas l’écrire de la “bonne” manière. Mais décidée d’écrire malgré tout, et de ne pas taire ce que j’ai vécu. Après tout, écrire, c’est mon boulot.
ATTENTION. Cet article peut heurter la sensibilité de certaines personnes. Il s’agit d’un témoignage complet et parfois cru.
NB : Notre journaliste a témoigné dans certains médias nationaux et étrangers. Il est donc possible que vous ayez déjà entendu ou lu ce témoignage sous une autre forme.
J’arrive à la salle un peu en avance. Les portes sont déjà ouvertes, mais la première partie ne jouera que dans une demie heure. A l’entrée, je suis accueillie chaleureusement, et on me remet mon invitation le sourire aux lèvres.
Je pénètre ensuite dans la salle. Je regarde le billet : le placement est libre, j’ai le choix de monter en gradins ou de rester en bas, dans la fosse. J’hésite. Mais la période est chargée en concerts et je suis fatiguée, je décide donc de monter au balcon. Je change plusieurs fois de place avant de m’asseoir sur un siège au fond à gauche (en regardant la scène). Je suis en hauteur et je vois bien.
La première partie commence un peu plus tard. Un groupe que je ne connais pas. Ils s’appellent White Miles, un duo de stoner, et leur performance est exceptionnelle. Quand l’entracte arrive, je m’empresse de dire à quelques proches et collègues quelle belle découverte j’ai faite. La salle continue de se remplir avant l’arrivée de Eagles Of Death Metal. Les lumières s’éteignent finalement et le concert commence. L’ambiance est top, le groupe est bien déjanté, tout le monde passe un bon moment. Pas de problème technique, des sourires sur les visages des musiciens et du public. Jesse Hughes nous répète qu’on est un public super, et qu’on est tous super contents de profiter d’un bon concert de rock.
Environ 45 minutes de concert se déroulent sans encombre. Mais soudain, des détonations retentissent. Comme tout le monde, je crois que ça fait partie du spectacle. Que ça prépare des effets de pyrotechnie. Le bruit est identique à celui de pétards qui explosent. Il faut bien cinq secondes avant que l’on réalise que ce n’est pas normal. J’aperçois un gros mouvement de foule dans la fosse. La musique s’arrête, le groupe court hors de la scène, les gens crient, essayent de se sauver, et les détonations continuent à s’enchaîner. J’aperçois un homme armé d’une mitrailleuse qui tire en rafale devant lui, visant le public de la fosse. Tout ça, je l’aperçois en deux ou trois secondes, et je me jette immédiatement au sol. Un réflexe que tout le monde dans les gradins adopte très vite.
Je regarde autour de moi, cherchant une sortie, ou quelque part où me réfugier. Je vois les gens commencer à ramper en direction de la porte qui mène des gradins vers les loges, à gauche de la scène. Je suis le mouvement, et fais signe aux gens à côté de moi de faire de même. Je réussis miraculeusement à garder mon téléphone et mon sac, et n’abandonne que mon manteau derrière moi. Je crois me souvenir d’une sortie de secours en bas de l’escalier, mais je ne suis pas sûre. Peu importe, je n’ai pas d’autres options.
Nous sommes nombreux à nous retrouver dans la cage d’escalier. Les coups de feu retentissent toujours dans la salle. Je réussis à envoyer très rapidement un SMS à ma compagne pour lui dire qu’un homme armé (au moins) est dans le Bataclan.
En cherchant la sortie, j’entre dans une loge. Je regarde la fenêtre, pensant pouvoir éventuellement sortir par là, mais il y a des barreaux. Je vais pour ressortir, mais l’agitation se rapproche. Les gens autour de moi décident très vite de continuer leur route ou non. N’ayant aucune garantie de trouver une sortie en bas, mais sachant en revanche qu’une porte mène vers la scène, et donc potentiellement vers les coups de feu, je décide de m’enfermer en compagnie de 25, peut être 30 personnes.
Le verrou ne ferme pas. Merde. On regarde dans la pièce, et le même réflexe nous frappe : barricader la porte avec les meubles. Nous entassons donc un frigo, un canapé et un fauteuil devant la porte. Les coups de feu arrivent dans l’escalier. Nous restons derrière la porte barricadée pour la bloquer, au cas où. Et on fait bien, puisque quelqu’un essaye de la forcer quelques secondes plus tard. Probablement un terroriste, mais impossible d’en être sûr. Impossible aussi de prendre le moindre risque. Nous réussissons à maintenir la porte fermée.
Les bruits s’estompent peu à peu. Un plan se décide très vite, et tout le monde est d’accord : il faut se cacher. Car nous ne savons pas si les terroristes savent que nous sommes là ou non. On éteint donc la lumière, et on se couche au sol, le plus silencieusement possible. La plupart des gens se tiennent prêts à maintenir la pression sur les meubles (et donc la porte), en cas de problème. Je suis à un mètre du frigo, et tends le bras pour pouvoir le maintenir au moindre bruit.
Je désactive le vibreur de mon téléphone, et essaye de joindre la police. Nous sommes plusieurs à essayer, mais les lignes sont saturées. Nous sommes tous en attente. Finalement, quelqu’un répond à une jeune femme, qui explique notre situation en chuchotant. On lui demande de parler plus fort, mais c’est impossible. Il faudra quelques minutes avant que la personne au bout du fil ne comprenne tout. La jeune femme donne notre localisation. On lui dit que la police est en route, et qu’en attendant, il faut continuer sur notre lancée et rester cachés, au sol, sans bruit. Ne pas allumer la lumière, ni ouvrir la fenêtre, au risque de se faire repérer.
La police raccroche. Les coups de feu ont cessé, mais on entend du bruit dans la loge d’à côté. Des voix, parfois des bruits de pas. Je reprends mon téléphone et réponds à certains messages que j’ai reçu. On me demande où je suis de tous les côtés. Certains savent, et me demandent si je suis sortie. J’apprends que ma collègue photographe est en sécurité. Je ne peux pas répondre à tout le monde, mais je fais mon possible. Des amis, collègues et ma compagne créent une multi-conversation sur Facebook pour que je les tienne au courant. Ce que je fais minute par minute. Eux me transmettent les informations. J’apprends que nous ne sommes pas les seuls touchés, qu’il y a notamment eu quelque chose au Stade de France. Dehors, on entend les sirènes de police se rapprocher.
En tout, nous allons rester enfermés dans cette salle pendant deux heures, peut être deux heures et demie. Impossible de voir quoi que ce soit, mais on peut entendre plus ou moins ce qu’il se passe. Mes amis, sur Facebook, me parlent de prise d’otages. Je me demande si l’on parle de nous, repérés et pris au piège, ou si d’autres personnes sont retenues. J’ai très vite la réponse, puisque quelques minutes plus tard, j’entends (au moins) l’un des otages, envoyé comme intermédiaire entre les terroristes et la police. “N’avancez pas, sinon ils vont tous nous tuer”, dit l’homme en question. Les terroristes veulent “négocier” (on ne sait pas quoi) et demandent des talkies-walkies. La police ne leur donne pas, et l’un des terroristes donne son numéro demandant qu’on l’appelle.
Silence de nouveau. Ce qu’on entend alterne entre périodes affreusement calmes et reprises ponctuelles de tirs. A chaque fois, on pousse fort les meubles et on se plaque bien au sol. Mes amis me disent “des gens sortent du Bataclan, c’est vous ?”, mais non, nous sommes toujours coincés.
Et la situation se complique : à 30 dans une si petite pièce, il commence à faire très chaud. L’odeur de la poudre rend l’air irrespirable et l’oxygène commence à manquer. Des gens commencent à s’évanouir. Ma vue se trouble petit à petit. Pas le choix, il faut ouvrir la fenêtre. La décision est difficile à prendre, car on risque de se faire repérer, mais c’est indispensable. Une personne près de la fenêtre réussit miraculeusement à l’ouvrir sans bruit et suffisamment peu pour que ça ne se voit pas. Un léger filet d’air nous sauve de l’asphyxie.
Mes amis me disent qu’aux infos, on dit que l’assaut est lancé. Et effectivement, on entend des pas se rapprocher, et les béliers de la police. Les pas arrivent dans l’escalier. On entend toujours la même voix, crier cette fois “je suis un otage, ne tirez pas, je suis un otage !”. Puis des coups de feu, beaucoup de coups de feu. Et des explosions plus grosses. Soudain, silence. Et quelqu’un derrière la porte, qui frappe. Nous crions “otages, otages !”. Et on nous dit d’ouvrir. Mais impossible de savoir qui est derrière. On ouvre alors la fenêtre, et la police à l’extérieur nous confirme que c’est bien eux.
On pousse les meubles, et on nous dit de sortir, les mains en évidence. Un corps est devant la porte. Dans l’escalier, des cadavres, des flaques de sang. On nous fait descendre jusque sur la scène, puis il faut traverser le Bataclan pour sortir. Il y a des dizaines et des dizaines de corps, partout. Et l’odeur du sang, répandu sur le sol, imprègne l’air.
Nous sommes finalement pris en charge par les policiers, qui nous placent dans une cour d’immeuble de la rue d’à côté, le temps que le périmètre soit sécurisé. Nous serons ensuite renvoyés vers la mairie du 11ème, pour être accueillis par les secouristes de la protection civile. A peine dehors, j’appelle ma compagne, et je poste sur Facebook que je suis sauve. Nous étions les derniers à sortir.
Note finale : À tous ceux qui crieraient au “voyeurisme”, sachez que RockUrLife ne publie pas ce papier dans le but de faire des vues. Le site ne touchera pas un centime avec cet article.
J’ai simplement la chance inouïe d’être encore là pour vous parler et pour vous écrire. Je ne suis ni morte, ni blessée, et je pense que témoigner est important. Les gens ont le droit de savoir ce qu’est l’horreur d’un attentat. C’est la triste réalité de ce qu’il s’est passé.
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