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Billie Eilish – HIT ME HARD AND SOFT

Et de trois. Décidément, Billie Eilish ne rate rien. Avec HIT ME HARD AND SOFT, elle signe une nouvelle fois un album abouti, original, touchant et ambitieux. Elle ne se met aucune barrière, et de toute façon, rien ne lui résiste. Rentrons ensemble dans l’univers perturbant proposé par la reine de la pop expérimentale. Ceintures de sécurité conseillées.

Nouvelles sonorités, ancienne Billie ?

À seulement vingt-deux ans, Billie Eilish a déjà sorti trois albums, Deux EPs, une salve de singles, et elle a signé l’un des morceaux principaux de la B.O. du cultissime Barbie, la délicate “What Was I Made For?”, pour laquelle elle a gagné l’Oscar de la meilleure chanson originale (avec son frère Finneas). Enfin, elle est titulaire de neuf Grammy Awards. Rien que ça. Mais au-delà de son extrême popularité, Billie Eilish s’est forgé une identité musicale si unique qu’elle semble constamment repousser ses propres limites et celles de la pop plus généralement. La qualité de ses productions passées la hisse déjà au rang de légende de sa génération, et elle s’est attiré l’attention et le respect de plusieurs cadors de l’alternatif, pourtant réputés pour leur exigence (Damon Albarn, Thom Yorke).

Billie Eilish est adulée tant par le grand public que par la critique musicale. Et ce n’est pas ce troisième disque qui va changer la donne. Sur HIT ME HARD AND SOFT, la jeune Américaine dévie de la direction prise par le superbe Happier Than Ever (2021), et nous amène vers quelque chose de plus introspectif et de plus sombre, renouant avec une ambiance parfois proche de son premier album WHEN WE ALL FALL ASLEEP, WHERE DO WE GO? (2019). Elle est d’ailleurs la première à reconnaître ce retour aux sources : elle nous annonce dès “SKINNY”, délicate ballade d’ouverture : “The old me is still me, maybe the real me / And I think she’s pretty“. Cette chanson sert d’état des lieux : Billie nous raconte son évolution depuis Happier Than Ever, et les réactions que celle-ci a suscitées : “People say I look happy just because I look skinny“. “I still cry“, nous rappelle-t-elle, et elle a visiblement l’intention de nous mettre dans le même état, vu la tristesse évidente qui se dégage de certaines chansons de l’album. “SKINNY” a le potentiel de déclencher les premiers flots de larmes, avec la douceur de sa mélodie et la beauté des violons qui la concluent.

Mais HIT ME HARD AND SOFT est loin d’être un deuxième volet de WHEN WE ALL FALL ASLEEP, WHERE DO WE GO?. Non, Billie et Finneas sont allés explorer de nouveaux recoins de leur inspiration, et nous embarquent dans un univers encore différent.

Expérimenter encore et encore

Si “SKINNY” se présente comme une ballade dans la lignée des “i love you” et autre “Your Power”, et sert de transition entre son deuxième et son troisième disque, “LUNCH” nous amène vers quelque chose de plus groovy. Un peu comme l’enchaînement “Getting Older” / “I Didn’t Change My Number”, Billie aime créer deux débuts à ses albums.

De façon générale, HIT ME HARD AND SOFT est plein d’expérimentations ambitieuses. Les violons de “SKINNY” et l’outro de “LUNCH” nous en donnent un avant-goût, mais c’est véritablement à partir de “CHIHIRO” que certains arrangements marquent une rupture avec ce qu’on connaît de sa discographie. Alors que le morceau suit tranquillement son cours sur une instrumentation quasi-funky, des synthés aux allures futuristes s’immiscent progressivement dans le mix, rappelant des sonorités à la WhoMadeWho. Billie a toujours incorporé des éléments électro à sa musique, mais ici, les textures sont différentes, et l’ambiance prend quelques rayons de lumière au milieu de toute cette nébulosité. La prégnance de ces influences électro se développe progressivement à partir de la deuxième moitié de “L’AMOUR DE MA VIE” : celle-ci s’éloigne de son arrangement à la Édith Piaf à l’aide d’un beat empruntant à la trance. Elle est suivie par “THE DINER” et “BITTERSUITE”, qui n’épargnent même pas la voix, truffée d’effets. L’enchaînement de ces trois chansons apporte une perspective très rétro, dont l’alliance avec l’avant-gardisme habituel de Billie aboutit à un résultat étonnant, mais très intéressant. “BLUE”, clôture de l’album, comporte aussi une deuxième moitié tellement produite que la voix de Billie est à peine reconnaissable, et qu’on en vient à se demander si on n’a pas accidentellement changé d’artiste. Le résultat de ces chansons aux multiples visages ? Des compositions déconstruites, complexes, surpassant en durée la moyenne habituelle (quatre morceaux de l’ensemble durent cinq minutes ou plus). Mais l’intrication de toutes ces sections ne nuit pas à la cohérence du tout, symbolisée par certains clins d’œil : par exemple, la partie de clavier à la fin de “BITTERSUITE” est identique à la mélodie vocale du début de “BLUE”.

À ce stade, il convient de souligner la qualité de la production du disque, absolument parfaite, et de rappeler l’apport de Finneas – qui, en plus d’être un brillant producteur, est très impliqué dans la phase de composition.

Songs of a feather

Malgré ces expérimentations, Billie Eilish n’en oublie pas l’organicité et la simplicité qui caractérisent certaines de ses meilleures chansons, et qui mettent si bien en valeur la pureté cristalline de sa voix angélique, permettant de contrebalancer les côtés groovy de l’album avec quelque chose de plus mélancolique. En plus de “SKINNY”, “WILDFLOWER” et “THE GREATEST” remplissent ce rôle. La première, quoiqu’agrémentée d’harmonies et de contre-chants, est principalement portée par une guitare acoustique (puis électrique) et une partie de batterie relativement sommaire. Cette modestie épurée aurait pu la noyer au milieu d’un océan d’arrangements plus complexes, mais elle propose une des plus belles mélodies du disque, lui offrant une magnifique intensité émotionnelle. Quant à “THE GREATEST”, difficile de ne pas faire le parallèle avec “Happier Than Ever” : elle se positionne comme la chanson la plus rock du disque, avec sa montée en puissance progressant jusqu’à l’explosion opérée par l’entrée de la guitare électrique et de la batterie, accompagnées par un renforcement du chant, qui voit Billie troquer sa voix de tête habituelle par des aigus puissamment assumés.

De projet en projet, Billie Eilish semble de plus en plus à l’aise avec sa voix, et cet album ne fait pas exception. Si le grand public la connaît surtout pour ses couplets quasi-murmurés (qu’on retrouve ici toujours sur “SKINNY”, “CHIHIRO” ou “BIRDS OF A FEATHER”) et ses aigus aériens (“CHIHIRO” est particulièrement impressionnante), elle nous montre de plus en plus une autre facette de son talent de chanteuse. Dans le sillage de “Happier Than Ever” et, plus anciennement encore, de “No Time To Die”, ses envolées se veulent plus étoffées, plus imposantes (“BIRDS OF A FEATHER”, “THE GREATEST”). De quoi faire taire ses détracteurs qui lui reprochent son manque de versatilité.

En plein dans le coeur

Laissons désormais de côté les arrangements instrumentaux pour nous concentrer sur les thèmes abordés par la voix de Billie Eilish, tantôt douce, tantôt moqueuse, tantôt débordante de désespoir.

Plus que ses deux précédents albums, HIT ME HARD AND SOFT se concentre sur ses (més)aventures de cœur. “LUNCH” et “THE DINER” lui permettent de mettre en musique explicitement son identité queer. D’autres textes exposent des relations tumultueuses et vouées à l’échec. “WILDFLOWER”, peut-être la plus belle chanson jamais écrite par l’artiste, est ici douloureusement réussie. Ses paroles, évoquant un triangle amoureux marqué par la trahison, sont particulièrement déchirantes : “I see her in the back of my mind all the time“, suivies quelques temps plus tard par sa réponse, “Do you see her in the back of your mind in my eyes?“. Quant à “THE GREATEST”, elle dépeint le portrait d’une Billie prête à tout pour plaire à une personne désirée, évoquant avec lucidité le pathétisme de sa propre situation (d’où la triste ironie du titre). “L’AMOUR DE MA VIE” inverse le rapport de dépendance, et voit la jeune Américaine se délivrer de la culpabilité ressentie vis-à-vis de son manque d’amour envers un(e) ex-partenaire : “It isn’t asking a lot for an apology / For making me feel like it’d kill you if I tried to leave“. Enfin, “BLUE” permet de conclure par une illustration picturale l’introspection menée sur les dix chansons (et les dizaines d’autres qui les ont précédées).

Billie Eilish a toujours livré des textes magnifiques, mais certaines paroles de HIT ME HARD AND SOFT sont particulièrement crève-cœur. On ne sait pas bien si on doit l’en remercier.

Le vrai exploit de Billie Eilish est de nous proposer un album plein de paradoxes (comme l’annonçait son titre), à la fois dérangeant et redoutablement intéressant. Chaque écoute apporte son lot de nouvelles sensations, grâce à la richesse de ses arrangements et la singularité de ses ambiances. HIT ME HARD AND SOFT est à la fois simple et ambitieux, intime et froid, rétro et futuriste, innocent et mature. Il remplit donc parfaitement le contrat que Billie Eilish a décrit dans les jours entourant sa sortie : il est le reflet musical de sa quête identitaire, de ses doutes, de son cheminement personnel. Car il est bon de le rappeler : cette pépite, qui peut prétendre au titre de meilleur album de l’année 2024, est le produit d’une artiste de seulement vingt-deux ans.

Informations

Label : Universal Music / Polydor
Date de sortie : 16/05/2024
Site web : store.billieeilish.com

Notre sélection

  • WILDFLOWER
  • BLUE
  • BITTERSUITE

Note RUL

 4,5/5

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