Quelques heures avant un concert marquant au Trabendo, l’équipe de RockUrLife a eu l’opportunité de s’entretenir avec Matt Shultz, frontman de Cage The Elephant. Retour sur une rencontre rythmée par l’humilité d’un chanteur dont la douceur off-stage contraste avec la folle prestance scénique qu’on lui connait.
Premièrement, comment ça va ?
Matt Schultz (chant) : Bien. Fatigué, en pleine hallucination même.
Bon courage pour ce soir ! Commençons par parler de ce nouvel album, “Tell Me I’m Pretty”. Les thèmes principaux qui s’en dégagent semblent être l’amour, la mélancolie ou encore la tristesse, tous sources d’ennuis et de conflit. Il est bien connu que la beauté de l’art réside, entre autres, dans le fait que chacun peut se faire sa propre perception des œuvres, qu’elle soit fidèle ou différente de sa signification originelle. De ce fait, quelle est ton interprétation de ce nouvel effort ?
M : Je trouve ces observations assez fidèles à l’atmosphère du disque. J’ai essayé d’écrire au sujet de choses en lesquelles je crois, et la meilleure manière pour moi de le faire est de m’inspirer d’expériences personnelles, traduites en histoires fictionnelles que j’utilise pour me livrer sans en dire trop. Je pense que l’album tourne autour de beaucoup de choses, l’amour étant l’une d’entre elles, dans différentes formes. L’adversité est également de mise, être à la merci du destin, récolter ce que l’on sème. Si tu plantes une graine de pommier, un pommier poussera. Plus précisément, il y a quelques chansons sur la maniaco-dépression, d’autres au sujet des divers obstacles de la vie. “Cold Cold Cold” tire son inspiration de la sombre période que j’ai traversé pendant un long moment, j’ai dû faire des cauchemars pendant une année entière. Je me trouvais dans cette impasse où je me disais qu’il fallait peut-être que je me fasse aider. De là a découlé l’idée que l’on retrouve dans la chanson de se jeter sur un lit d’hôpital, comme pour dire “c’est bon, prenez-moi !” désespérément. L’album aborde également les tentations. Je me suis marié il y a deux ans. Avant le mariage, l’adultère n’existe pas, mais dès qu’il existe, c’est un sujet bel et bien réel. Je souhaitais simplement être très transparent sur ce disque. Je me rappelle avoir écouté une chanson de Simon & Garfunkel il y a quelques années, et l’honnêteté qui en émanait était si riche que je me suis juré de ne plus jamais écrire des chansons de la même manière. Quand j’étais plus jeune, je consacrais beaucoup d’intérêt à la construction d’un personnage. Je restais dans la lignée de cette tradition rock n’roll. Maintenant, je me rends compte que laisser tomber la nature cathartique de la chose a gâché beaucoup d’opportunités de créer des chansons intemporelles. J’ai donc tenté de me défaire de ça. C’est probablement beaucoup plus que ce que tu me demandais. (rires)
Pour cet album, tu as utilité beaucoup de storytelling, en basant les paroles sur des évènements réels tout en les mettant en scène sous forme d’histoires. Etait-ce une manière de partager du contenu très intime sans trop te mettre à nu ?
M : Oui, ça fait définitivement parti du processus. Se protéger soi, et ceux au sujet desquels tu écris, car les mots sont blessants, parfois violents. L’honnêteté peut causer des dégâts. L’autre raison était que je devais gérer certaines choses sur le moment. J’ai une mémoire horrible, parce que j’ai abandonné mon passé. Dès que quelque chose arrive, c’est fini pour moi. Je ne veux plus jamais y repenser. Ca a toujours été comme ça, c’est fait et je passe à autre chose. Mais pour cet album, je voulais m’arrêter, et revenir en arrière. Me réconcilier avec ces expériences et essayer de vivre avec elles. “Sweetie Little Jean” en est une preuve. Je vivais un conflit relationnel dans lequel ma bipolarité était conviée. Quand ce genre de situation arrive, je la compare à quelqu’un qui se fait kidnapper, qui disparaît, même s’il est physiquement à tes côtés. J’imaginais voir un sentier des larmes partout dans la maison; tu cherches dans tous les recoins possibles, sans arriver à trouver la personne que tu cherches. J’ai alors parlé de tout ça dans cette chanson, en racontant une histoire réelle. Lorsque j’avais douze ans, une des filles de notre voisinage, et de qui j’étais très proche, a été enlevée puis assassinée. Elle était la copine de mon frère, et sa grande sœur était ma copine. Bien sûr on avait douze ans, mais même. C’était un passage de l’innocence à la révélation que le monde n’est pas qu’heureux. C’était intense.
Les sonorités de ce nouvel album se rapprochent du rock des 60’s. Qu’est-ce qui vous attire dans ce son classique et moderne à la fois ?
M : Je pense que ce vers quoi l’on tendait vraiment, c’était un son intemporel. Quelque chose qui ne pourrait pas être directement rattaché à une époque et qui ne perdrait pas de son efficacité, de son éloquence. Tous ces nouveaux services de streaming changent la manière dont on consomme de la musique. Nos oreilles évoluent. Les modes “découverte” de ces services par exemple : prenons un album que j’adore. Je le mets dans ma playlist, et, depuis un algorithme, le service va m’envoyer d’autres artistes que je ne connais pas, et que je pourrais apprécier. Tout ceci me permet de découvrir beaucoup de groupes, musiciens ou chanteurs aux styles très variés. Je peux passer de Nina Simone à Rodrigo Amarante, et ainsi de suite. Les repères sont brouillés. Je trouve ça génial, car ça remet totalement en question la notion de tendances. De mon point de vue, c’est vers cela que tout le monde tend. On veut être stimulé, surpris, aussi bien du côté des musiciens que des auditeurs. On veut entendre de nouvelles idées, tout en restant connectés à notre passé, notre humanité. Avec Cage The Elephant, c’est ce qu’on essaye de faire.
Vous êtes tous issus de milieux artistiques; par conséquent, l’art visuel figure comme un élément important de votre groupe. Quelle est la relation entre votre musique et les autres pratiques artistiques ?
M : Je crois profondément en l’intensionnalité dans les travaux créatifs. Toute production artistique est une forme de communication, mais elle est masquée par cet idéalisme dans l’art consistant à séparer une certaine élite du reste. Ca perturbe la perception générale, le processus créatif, car les gens, influencés, s’imprègnent de certains stéréotypes pour pouvoir se considérer comme artistes en tant que tels. J’espère avoir une minuscule influence en tentant de bousculer cette idéologie, en partageant ce que j’ai appris du processus créatif pour inciter à la réflexion quant à l’intentionnalité, et non pas aux tendances qui poussent à respecter les codes instaurés par la société. La seule chose sur laquelle nous devrions nous concentrer est la communication. C’est aussi pourquoi je me cantonne de plus en plus à l’écriture d’histoires : c’est une protection, une sécurité pour moi. J’essaie simplement de me focaliser sur ce que j’aime dans l’art, mais je déteste son caractère élitiste. Je déteste le mot “artiste”, ou “génie”. Qui peut prétendre à ça ? Il y a de manière certaine des personnes spéciales, dans des lieux spéciaux à des moments spéciaux. Mais les séparer du reste du monde en affirmant qu’ils sont plus spéciaux que d’autres et sont plus légitimes de créer est ridicule.
Parlons maintenant d’égo. Si tout le monde en est doté, lorsqu’il est question de partage de créativité au sein d’un groupe, il doit y avoir un moment où ces égos s’affrontent. L’un peut avoir une idée qui n’est pas partagée, acceptée par les autres membres. D’après ton expérience, quelle place occupe l’ego dans un processus de création collectif ?
M : Une grande place. (rires) Il est toujours présent, même s’il n’est pas toujours malveillant. Plus particulièrement quand tu es dans un groupe de gens tous aussi passionnés les uns que les autres. Mon frère est dans le groupe aussi, nos égos se heurtent souvent. (rires) Mais je trouve ça beau, parce qu’il y a un aspect humble. Après la confrontation vient le moment de prendre du recul, de comprendre.
Etre un musicien qui tourne a son lot d’inconvénients, plus particulièrement pour la vie familiale et personnelle. Anita Pallenberg a dit une fois : “Vivre avec un rockeur, c’est vivre seule. Peu importe l’amour qu’il te porte, il aimera toujours plus sa musique.”. Penses-tu qu’être musicien, c’est être égoïste ?
M : Je pense qu’être humain, c’est être égoïste. (rires) Etre en tournée peut définitivement faire ressortir cette nature de toi, mais je pense que de manière générale, nous sommes tous égoïstes.
Okay, on est bons ! Merci pour tes réponses.
M : Merci à toi !
Site web : cagetheelephant.com