Véritable ovni musical de la scène metal, Igorrr est de retour avec “Spirituality And Distorsion”. Un florilège de rencontres improbables pour un résultat singulier, qui ne laisse pas indifférent. Gautier Serre profite du confinement pour parler de ce nouvel album.
Question d’actualité : comment se passe le confinement pour toi ? Tu viens de sortir un nouvel album “Spirituality And Distortion“. Comment gères-tu la frustration de ne pas pouvoir le défendre en live ?
Gautier Serre : Pour tout te dire, c’est super frustrant de ne pas encore pouvoir jouer la musique de “Spirituality And Distortion” sur scène, on avait tout bien préparé, et on était super chaud pour tourner, du coup, le fait de devoir attendre la réouverture des salles de concerts pour pouvoir enfin jouer cet album en live est une vraie épreuve de tous les jours. J’en profite pour peaufiner encore certaines choses pour le live et à écrire des nouveaux morceaux super vénères. Quand les salles vont rouvrir, ça va envoyer du lourd.
C’est un combat moral de tous les jours, et une des pires choses est qu’on ne sait même pas quand on va pouvoir faire des concerts, on a réussi à recaler toute la tournée pour janvier et février 2021, on croise les doigts pour que ce soit maintenu et qu’on ne doive pas encore reporter. Dans tous les cas, chaque jour apporte un peu d’envie de retourner sur scène, et une fois qu’on va pouvoir le faire, ça va être une belle période de soulagement pour tout le monde. Le seul truc positif dans cette situation est que ça me met dans un état émotionnel très intense, et les quelques nouveaux riffs et nouvelles idées de morceaux que j’ai écrit à cause de ce confinement sont très intenses eux aussi, très dark et brutal.
Dans ce disque on retrouve de nombreuses collaborations, celle avec George Fisher parle forcément à la scène metal. Tu avais déjà évoqué que le fait d’être sur le même label que lui, le rendait plus accessible. N’aurais-tu pas souhaité lui offrir une ligne de chant à contrecourant ? Essayer de le faire sortir de ce que l’on peut attendre de lui ?
Gautier : Quand on a demandé à George de participer à un morceau d’Igorrr, c’était surtout pour sa voix légendaire et ce qu’il représente, son univers, donc tout cet ensemble m’intéressait pour Igorrr. Bon, j’ai bien essayé de triturer sa voix dans tous les sens, de le faire chanter sur du clavecin et autres sons bizarres, mais ça sonnait un peu “fake” comme si parce que j’étais Igorrr, je me devais de faire des trucs barrés obligatoirement.
Dans un premier temps, c’est bien ce que j’ai essayé de faire, mais en fouillant, je me suis rendu compte que c’est dans son univers habituel que sa voix prenait le plus de sens, en le mettant dans son élément, là où il excelle, du coup le morceau est plus death metal que les autres. J’aime aussi l’idée de ne pas faire quelque chose parce que je “dois” faire, quelque chose que les gens attendent nécessairement de moi. J’aime l’idée de faire quelque chose parce que cette chose à du sens pour moi, et placer George Fisher dans du clavecin et du breakcore, pour le coup ça sonnait “forcé” et le morceau fonctionnait bien moins bien qu’un truc simple et rentre dedans comme Parpaing sonne aujourd’hui. Si George est devenu si légendaire avec sa voix c’est aussi parce que sur du death metal, ça marche merveilleusement bien, tout simplement.
Il y a une sorte de fil rouge dans “Spirituality And Distortion” avec les touches orientales. Comment t’est venue cette inspiration ? Et comment s’est passée la rencontre avec les instrumentistes qui jouent ces parties orientales ?
Gautier : Oui, les parties orientales étaient quelque chose de très important pour moi, une couleur essentielle pour exprimer ce que je voulais dans cet album. La musique orientale était sur cet album un outil très efficace pour apporter une spiritualité et une profondeur que je cherchais à exprimer depuis longtemps. C’est en partie aussi grâce aux deux principaux instrumentistes Mehdi Haddab et Timba Harris que j’ai pu obtenir cette couleur de son que je cherchais depuis si longtemps. Pour Mehdi Haddab, c’est un peu une longue histoire, je cherchais à enregistrer un oud pour “Downgrade Desert”, et à l’origine, je devais enregistrer avec un ami à lui, Hakim. Quelques jours avant l’enregistrement, quand j’avais demandé à Hakim quel oud il voulait prendre avec lui au studio, il m’a dit de jouer sur une mandoluthe, et je ne voulais pas du tout de mandoluthe pour “Downgrade Desert”, j’avais besoin d’un vrai oud authentique. Il m’a donc parlé de son ami Mehdi, je l’ai contacté et ça a très vite fonctionné. A l’époque je ne savais pas avec qui il avais joué, mais j’ai vite vu que c’est un grand joueur de oud. On a enregistré sur un très vieux oud syrien, c’était magnifique.
Pour Timba Harris, c’est un musicien aussi exceptionnel, que j’avais croisé par l’intermédiaire d’amis communs il y a quelques années. On avait sympathisé, et depuis “Savage Sinusoid”, je voulais vraiment l’enregistrer. Je l’avais connu pour ses parties instrumentales sur l’album “California” de Mr Bungle, et ses performances au violon sur Secret Chiefs 3. Il a vraiment une couleur de jeu qui était essentielle au rendu final de “Spirituality And Distortion”, du coup il se retrouve sur pas mal de titres de l’album.
De manière générale, comment abordes-tu la relation avec les artistes qui contribuent sur tes projets musicaux ?
Gautier : C’est un enfer ! Déjà, il faut trouver le bon instrument pour exprimer le message, puis la bonne personne, qui a le bon son et la bonne couleur de jeu, en plus une personne suffisamment ouverte d’esprit pour comprendre ce que je demande musicalement pour Igorrr. Il faut aussi que je trouve les bons micros qui correspondent à cet instrument et le mettent en valeur, les bons preamp, compresseurs et tout le matériel audio qui participe à mettre en valeur l’essence de chaque instrument. Je leur écris les parties, en général quand je les contacte c’est que leur parties sont déjà écrites. Ils s’entrainent à la maison pour pouvoir être prêts le jour de l’enregistrement, ce qui est malgré tout rarement le cas. Puis on organise la session studio, avec le musicien en question, les ingés son, la photographe (Svarta Photography) qui documente tous les enregistrements, et moi. Mais le plus difficile reste de travailler avec des musiciens de musique traditionnelle, chacun a sa culture, chacun a sa sensibilité et sa compréhension de la musique, chacun a sa langue. Quelques fois le nom des notes n’est même pas le même, et moi je dois leur demander des parties très très spécifiques et précises, en leur parlant des ressentis et des détails de ce qu’ils doivent jouer, mais garder aussi en tête la globalité de la musique et de l’album. Je pense donc les enregistrements à plusieurs niveaux en même temps, souvent dans une langue qui n’est pas ma langue native, et ça peut rendre la communication des fois assez folklorique.
Une fois que toute cette partie mise en place est faite, on enregistre, souvent plusieurs jours d’affilés. On fait beaucoup beaucoup de prises, pour pouvoir ressentir et connaitre chaque note, lui donnant le plus d’intention et de sens possible. On fait des sessions d’enregistrement très intensives, et il en ressort des parties que je trouve fabuleuses. De toute façon tout ce que j’ai enregistré et que je n’ai pas trouvé fabuleux, ça a été mis à la poubelle et on ne retrouve rien de ça dans les albums.
Par exemple, pour “Downgrade Desert”, Mehdi joue du oud sur toute l’intro, à peu près une minute, et pour cette minute de oud, on a du enregistré probablement cinq ou six heures de rush pour pouvoir avoir la prise la plus magnifique possible.
Pour l’instrument oriental de “Overweigh Poesy”, le kanoun, j’avais déjà fait des enregistrements en 2016 avec un joueur de kanoun bulgare, je l’avais fait venir au studio, mais les prises ne m’avaient pas plu. Je ne les ai pas gardées. Du coup j’ai fait venir une autre joueuse de oud, elle s’appelle Fotini et elle est venue d’Istanbul pour pouvoir interpréter “Overweigh Poesy” au studio, et là, ça a marché.
“Nervous Waltz” plonge l’auditeur dans une ambiance très 17ème siècle et des compositeurs comme Lully. Peux-tu nous parler de la naissance de ce morceau et de son enregistrement ?
Gautier : “Nervous Waltz” a été super cool à faire ! Je voulais vraiment avoir un truc baroque sautillant et léger pour contraster avec des gros riff death metal qui buttent tout. A la base c’était juste ça l’idée, et j’avais enregistré ça comme ça. Instinctivement, j’ai vraiment vu ensuite se dessiner un autre riff complémentaire à ces deux là qui s’articulaient déjà très bien. Une boucle que j’avais trouvée à la guitare classique pour ce morceau et qui m’est apparue comme une évidence ici, vers 1min30 dans le morceau, après l’avoir enregistrée je l’ai faite jouer au piano par Matt Lebofsky pour voir si c’était mieux qu’à la guitare, et oui, c’était mieux qu’à la guitare, je l’ai donc gardée, et le reste est venu naturellement.
Après cette partie très mélodique et sombre de milieu de morceau, presque douce il fallait obligatoirement que ça reparte sur d’énormes riffs de guitares très très lourds pour pouvoir contraster et équilibrer le tout.
Pour l’enregistrement, on a fait venir un clavecin Napolitain au studio, un tout petit clavecin qui sonne incroyablement bien et détaillé. L’idée était d’avoir vraiment cette sonorité typique des clavecin baroque du 17ème siècle mais avec une définition de son d’aujourd’hui, qui pourrait coller avec les gros riff de death metal du même morceau. J’ai invité aussi mon ami violoniste Benjamin Violet qui a enregistré trois violons sur ce clavecin, et un violoncelliste, Alexandre Peronny pour avoir un ressenti orchestre de chambre. J’ai d’ailleurs enregistré tous ces instruments, l’un après l’autre, mais dans la même pièce pour avoir la même résonance. Pour l’anecdote, la reverb de ces instruments a été faite avec des micros placés dans une pièce de stockage à côté du studio. Une pièce dont on a enlevé la moquette pour avoir une meilleure résonance, et ce qui fait une reverb 100% naturelle.
Sur plusieurs morceaux le travail sur les chœurs est remarquable, on pense notamment au très réussi “Himalaya Massive Ritual”. Peux-tu nous raconter comment tu enregistres et incorpores ces éléments ?
Gautier : En ce qui concerne les chœurs, c’est un travail collaboratif avec Laure, la chanteuse. Je la guide et lui partage ce que j’ai en tête, quelque fois je lui écris tout, quelque fois elle est assez libre. On fait des tests, on essaie de se rapprocher le plus possible de l’idée écrite de base et de la sublimer. Pour “Himalaya Massive Ritual”, si je me rappelle bien, on a mis le doigt sur ce qui fallait dès le deuxième essai. Je pense que Laure a vite ressenti l’âme du morceau et elle a pu produire des chœurs absolument incroyables assez naturellement. Mettre le doigt sur ce qui marche vraiment pour le morceau, c’est déjà une belle chose de faite, le reste n’est que enregistrement, donc tout simplement on a superposé plein de voix l’une au dessus de l’autre. Pour être parfaitement précis, sur les chœurs de “Himalaya Massive Ritual”, il y a exactement quarante-sept chœurs de Laure en même temps. Enregistrés, si ma mémoire est bonne, sur un blue bottle avec capsule B7.
Toujours sur “Himalaya Massive Ritual”, on retrouve des instruments traditionnels tibétains. Pourquoi cette envie de les inclure dans ton processus créatif ?
Gautier : “Pourquoi” est une grande question, c’est le même pourquoi de pourquoi on a cette nécessité de produire et d’écouter de la musique, je n’en sais rien, mais je trouve ça cool de le faire. Je me sens mieux si je le fais que si je ne le fais pas.
Les instruments tibétains sur “Himalaya Massive Ritual”, sont une bouteille de gaz sciée et ressoudée et un sitar. Ces deux instruments ont une couleur très très prononcée de musique tibétaine, pour moi qui suis synesthésique, ça correspond à un bleu assez froid. J’avais besoin de ces couleurs là pour ce morceau.
“Paranoid Bulldozer Italiano” fait preuve d’une certaine violence, d’ambiances malaisantes confrontées à des passages déroutants pour un résultat qui ne peut pas laisser indifférent. Quelles sont les émotions que tu cherches à véhiculer avec un tel morceau ?
Gautier : Pour le coup, les émotions que je cherche à véhiculer sont listées dans le titre. Le coté “Paranoid”, très psyché avec des sons très expérimentaux, faits de plusieurs manières, mais qui dans l’ensemble, appliquent un traitement de son irréel et non humain sur des sons qui sont parfaitement humains et réels, pour atteindre une espèce de malaise dans la compréhension du son. Une sorte de contradiction entre une batterie tout à fait réelle, mais qui sonne tout sauf réel.
Il y a aussi le côté “Bulldozer” avec les parties death metal qui parlent par elles-mêmes, et le côté baroque italien, on a bien le “Paranoid Bulldozer Italiano”, et les trois éléments qui cohabitent tous ensemble dans un seul et même titre. J’adore ces trois univers musicaux, pouvoir les entendre se synchroniser ensemble est un rêve d’ado pour moi, c’est notamment pour ça que j’ai créé le projet Igorrr, pour pouvoir entendre ma perfection musicale personnelle, que je ne pouvais entendre nulle part ailleurs.
Ta musique est le fruit de rencontres improbables de styles musicaux très variés. Mais comment cela se traduit-elle sur scène ?
Gautier : Réussir à retranscrire tout ça sur scène, c’est vraiment pas évident, quand je compose de la musique, je me focalise à 100% sur comment la musique doit sonner. A aucun moment je me pose les questions pratiques de comment on va pouvoir produire ça sur scène, ou encore, est-ce que c’est techniquement jouable ou est-ce que ça va plaire, ou est-ce que le guitariste pourra s’accorder convenablement pour jouer ce riff ?
Malheureusement pour les musiciens qui m’accompagnent sur scène je ne me pose pas ces questions là, parce que j’ai peur que ça pollue d’une manière ou d’une autre la musique que je fais. Que ça la réduise pour des raisons techniques, et c’est impensable pour moi de faire ça. Ça va à l’encontre de la raison même du projet Igorrr, qui est d’avoir le maximum de liberté musicale possible.
Au final, on s’en sort très très bien, et on trouve des formules et des moyens de jouer l’essence des morceaux comme il se doit et ça fonctionne à merveille.
Peux-tu nous dire quelques mots sur la très stylée pochette de l’album ?
Gautier : Le talent des Førtifem n’a d’égal que leur talent, rien d’autre.
Eux seuls peuvent produire des visuels aussi grandioses.
Pour finir, question traditionnelle : notre média s’appelle RockUrLife alors qu’est-ce qui rock ta life, Gautier ?
Gautier : Le tiramisu !
Site web : igorrr.com